CHAPITRE II

Au matin, Donal trouva un homme prêt à l'emmener sur l'Ile de Cristal, mais seulement le lendemain. Il laissa son cheval à l'écurie et, désœuvré, partit se promener sur le front de mer.

Il regarda l'île, située à moins de trois lieues, dans l'Océan Idrien. Par les dieux, de quoi Electra aura-t-elle l'air ? Que va-t-elle me dire ?

Il se souvenait à peine d'elle, car il n'était qu'un enfant quand Karyon avait banni pour trahison sa belle épouse solindienne. Pour adultère aussi, selon les Homanans. Les Cheysulis accordaient peu d'importance à cette accusation, car, dans les clans, les meijhas, les maîtresses, étaient aussi respectées que les cheysulas, les épouses. Avoir des enfants comptait davantage que ce que les Homanans appelaient la « bonne conduite ».

Mais la trahison était grave. La princesse Electra de Solinde avait tenté de faire assassiner son royal époux afin que Tynstar prenne sa place. Tynstar des Ihlinis, suppôt d'Asar-Suti, le dieu des ténèbres.

Donal frissonna. Personne ne pouvait tenir les Ihlinis pour de simples sorciers. Pas avec Tynstar à leur tête.

Il souhaite détrôner Karyon et s'emparer d'Homana.

Il ferma les yeux un instant. Il s'en souvenait si bien ! Les serviteurs de Tynstar avaient capturé puis drogué sa mère, pour contrôler ses dons cheysulis. Il avaient assassiné Torrin, son père adoptif, et presque étranglé son fils avec un lourd collier de fer.

Oui, il s'en souvenait parfaitement, quinze ans après...

Il rouvrit les yeux et regarda l'Ile de Cristal. Autrefois, c'était un fief cheysuli, d'après les récits des shar tahls. Maintenant, ce n'était plus qu'une prison pour l'épouse traîtresse de Karyon.

La reine d'Homana. Par les dieux, comment a-t-il pu rester marié avec elle ? Je sais que les Homanans n'entérinent pas la répudiation des épouses, cela fait partie de leurs lois, mais cette femme est une sorcière !

La meijha de Tynstar. Si Karyon lui donnait une autre occasion, elle n'hésiterait pas à le tuer.

Taj tourbillonnait paresseusement dans le ciel.

C'était peut-être son tahlmorra, dit-il.

Les Homanans n'en ont pas. Pas comme nous. Ils l'appellent le sort ou le destin. Ils prétendent qu'ils le déterminent eux-mêmes, sans l'aide des dieux. Non, les Homanans n'ont pas de tahlmorra. Et Karyon, malgré tout le respect que j'ai pour lui, est homanan jusqu’au bout des ongles.

Le même sang que le sien coule en partie dans tes veines, lui rappela l'oiseau.

Oui. Mais je n’y peux rien, même si je préférerais l'oublier.

C'est ce qui fait de toi ce que tu es, dit Taj. Ça, et d'autres choses.

Donal allait répondre quand un appel urgent de Lorn l'en empêcha.

Lir, il y a un problème.

Donal se redressa et regarda dans la direction que lui indiquait le loup. Il vit un groupe de jeunes garçons luttant sur les pavés.

Il fronça les sourcils.

— Ils s'amusent, Lorn.

Non, c'est autre chose. Ils ont l'intention de faire du mal à quelqu’un.

Taj approcha de la mêlée.

C'est le garçon aux yeux bizarres.

Donal grogna.

— Je ne fais pas partie de ses amis, dit-il.

Tu le pourrais, si tu lui apportes l'aide dont il a besoin.

Donal jeta un regard sceptique au loup, mais il résolut d'intervenir. Même si le gamin ne s'était pas montré très aimable la veille, il n'allait pas le laisser battre sans réagir.

— Ça suffit ! cria-t-il. Laissez-le tranquille ! Qu'il soit né avec des yeux étranges ne veut rien dire !

Les combattants se séparèrent. Cinq garçons homanans le foudroyaient du regard. La victime avait l'air étonnée.

Les agresseurs se relevèrent lentement. Deux d'entre eux s'en furent rapidement, suivis de près par deux autres. Le dernier, un rouquin un peu plus âgé, fit face à Donal.

— Qui es-tu pour nous donner des ordres, métamorphe ? Tu ne vaux pas mieux que lui ! Mon père dit que les hommes comme toi sont des démons !

Donal attrapa le gamin par l'épaule. Celui-ci avait quatorze ou quinze ans, mais il était mal nourri, comme les autres.

— Ton père dit-il autre chose sur nous ?

— Que... que Shaine le Mujhar avait raison ! Que vous devriez être abattus comme les bêtes que vous êtes ! cracha le gamin malgré sa peur.

— Vraiment, dit Donal, ne désirant pas en entendre davantage.

Le garçon se contentait de répéter les paroles de son père, mais c'était suffisant pour démontrer que tous les Homanans n'étaient pas prêts à accepter les Cheysulis, quels qu'aient été les efforts de Karyon pour arrêter la purification de Shaine.

Près de vingt ans se sont écoulés depuis que Karyon est revenu d'exil et nous a déclarés libérés du qu'ma-hlin, et pourtant les Homanans nous haïssent encore !

Lorn vint se presser contre sa jambe, comme pour le réconforter. Donal s'aperçut qu'il tenait toujours le jeune homme par l'épaule.

— Que crois-tu que je vais faire, gamin ? Te manger ? Tu penses que je vais me transformer en bête et t'ouvrir la gorge ?

— Mon... mon père dit...

— Assez parlé de ton jehan, petit ! cria Donal. C'est à moi que tu réponds pour l'instant, pas à lui. Et c'est toi qui recevras la punition que je jugerai méritée pour l'insulte que tu m'as adressée.

Le gamin sanglota.

— Ne... ne me mangez pas, je vous en prie !

Donal le secoua, écœuré.

— Je ne vais pas te manger ! Je suis un être humain, comme ton père, pas une bête ! Mais même un être humain se met en colère quand un morveux fait preuve de mauvaise éducation.

Lir, avertit Lorn, inquiet.

Donal le fit taire en utilisant le lien mental.

— Quelle punition mérites-tu ? Celle que je donnerais à mon fils pour une telle impertinence. Quand tu rentreras chez toi le dire à ton père, précise-lui bien que tu essayais de faire du mal à un garçon innocent. Tu verras bien ce qu'il dira.

En prononçant les mots, Donal grinça des dents. Il est probable qu’il enverra son fils chercher une autre victime. Le mépris et la haine se perpétuent...

Donal fit pivoter le jeune garçon et le tint fermement. Avant que sa proie ait le temps de protester, il lui appliqua sur le derrière deux solides coups du plat de la main.

— Rentre chez toi ! Et tâche d'apprendre les bonnes manières !

Le garçon s'en fut en courant. Donal se tourna vers la victime, pour l'aider à se relever. Puis il se ravisa.

Inutile de lui donner une autre occasion de m’insulter.

Le garçon se remit seul sur ses pieds et tenta d'arranger un peu ses vêtements déchirés. Il regarda Donal avec un respect naissant.

— Vous n'étiez pas obligé de faire ça, dit-il.

— C'est vrai. Mais j'ai choisi d'intervenir.

— Après ce que j'ai dit de vous ?

— Je n'ai pas coutume de garder rancune. Sauf contre Karyon, à l'occasion.

Les yeux étranges du garçon s'écarquillèrent.

— Vous gardez rancune au Mujhar ?

— De temps en temps. Et généralement avec raison.

Donal se retint de sourire, amusé par la réaction du gamin.

— Mais il est le Mujhar ! Le roi d'Homana et le seigneur de Solinde !

— Et un homme, comme moi. Et comme tu seras un jour, petit.

Il tendit la main et toucha l'hématome en train d'enfler sous l'œil bleu du gosse.

— Je crains que cela ne devienne assez douloureux, dit-il.

L'enfant recula.

— Ça ne me fait pas mal.

Donal enleva sa main.

— Quel est ton nom ? Je ne peux pas t'appeler « petit » jusqu'à la fin des temps.

— Sef, murmura le gamin.

— Ton âge ?

— Treize ans... je crois.

— Bien. Je te suggère de suivre ton chemin, puisque tu ne sembles pas vouloir de ma compagnie. Mais évite ce genre de situation à l'avenir, si tu veux rester intact !

Sef ne bougea pas.

— Attendez ! appela-t-il. S'il vous plaît, attendez !

— Oui ? fit Donal gentiment.

— Et... si je vous disais que je souhaite votre compagnie ?

— Je croyais que tu avais peur de moi, Sef.

— Oui... je veux dire, vous pouvez changer de forme... Mais... je préférerais venir avec vous.

— Avec moi ? ( Donal fronça les sourcils. ) Je veux bien te payer un repas, ou même te donner assez d'or pour que tu quittes la ville, mais... je n'avais pas l'intention de t'emmener avec moi !

— Je vous en prie...

Il tendit une main, puis la laissa retomber, haussant brièvement les épaules.

— Je n'ai personne. Ma mère est morte. Je n'ai jamais connu mon père.

— Je n'habite pas ici, dit Donal.

— Peu importe. Hondarth n'est pas mon foyer. J'y vis faute de mieux. ( Le visage de l'enfant s'éclaira soudain. ) Emmenez-moi avec vous ! Je travaillerai pour mes gages. Je peux m'occuper de votre cheval, préparer la nourriture, nettoyer ! Je ferai ce que vous voudrez.

— Tu nourrirais mon loup ? demanda Donal sans sourire.

Sef pâlit. Il regarda l'animal, puis hocha la tête d'un mouvement saccadé.

Donal rit.

— Ne t'inquiète pas, Lorn se nourrit tout seul. Je te taquinais, Sef.

Le visage de l'enfant se détendit.

— Alors, vous allez me prendre avec vous ?

Pourquoi pas ? pensa Donal. Il y avait toujours de la place pour un serviteur à Homana-Mujhar.

— Je veux bien, répondit-il. Mais il y a des choses que tu dois savoir sur le métier que tu embrasses.

— Je ferai tout ce que vous me direz.

Donal soupira.

— Pour commencer, je ne tolérerai pas des cancans avec les autres garçons que tu rencontreras. Je sais ce qu'est la jeunesse, mais ce cas est très particulier. Je déteste les cérémonies, mais il y aura des moments où je ne pourrai m'y dérober. Tu ne devras pas te laisser aller à la tentation de parler avec les autres garçons.

Sef fronça les sourcils.

— Les autres garçons ? Avez-vous tant de serviteurs ?

Donal sourit.

— Je n'en ai pas. Mais il y aura des pages et des valets de corps où nous irons, dès que j'aurai fini mon travail ici. Tu dois me donner ta promesse de rester discret sur mes affaires.

Le visage crasseux de Sef pâlit davantage.

— Est-ce... parce que vous êtes cheysuli ?

— Non. Je ne parle pas de choses secrètes, simplement de choses très personnelles, et parfois importantes.

II étudia le visage de Sef, puis leva la main droite.

— Tu vois cela ? Dis-moi ce que c'est.

— Une bague.

— Allons, tu es sûrement plus observateur que ça !

— Une bague en or. Il y a une pierre rouge dedans, et un animal noir dans la pierre. Un... lion. Un lion noir.

— Rampant, sur un champ mujharan rouge, termina Donal. Sais-tu ce que c'est ?

Après un bref silence, Sef répondit.

— Une fois, j'ai vu un soldat qui portait une tunique rouge sur sa cotte de mailles. Sur la tunique, il y avait un lion, debout sur ses pattes arrière. Comme celui-ci.

Donal sourit.

— Ce soldat appartenait à l'armée de Karyon. Mais je ne suis pas un soldat.

— Un guerrier, dit Sef en baissant la tête. Je sais ce que sont les Cheysulis.

— Ce n'est pas tout, mais tu apprendras. ( Il sourit et attrapa le menton de Sef pour lui relever la tête. ) Mon nom est Donal. Je suis le prince d'Homana.

Sef devint livide, puis rouge vif. Avant que Donal ait le temps de l'en empêcher, il se laissa tomber sur le sol.

— Mon seigneur ! murmura-t-il. Le prince d'Homana !

Donal réprima un éclat de rire. Il ne voulait pas embarrasser le garçon.

— Je n'aime pas les courbettes. Sers-moi aussi bien que tu servirais n'importe quel homme, et je serai satisfait.

— Mon seigneur...

Donal se pencha et remit Sef debout.

— Ne sois pas si... impressionné. Je suis fait de chair et de sang, comme toi. Si tu dois me servir, sache que je ne suis pas un roitelet qui cherche à s'élever en écrasant ceux qui sont sous ses ordres. Tu peux venir avec moi en tant qu'ami, pas en tant que serviteur. Tu comprends ?

— Oh oui, mon seigneur, oui...

Donal lâcha le garçon. Il faudra que je lui procure de meilleurs vêtements, peut-être aux couleurs de Karyon.

— Tu devras gagner ton passage, Sef, dit Donal en regardant solennellement le garçon. Es-tu prêt à travailler ?

— Oui, mon seigneur !

— Bien. Tout çe que je te demanderai sera ta compagnie. Suis-moi.

— Mon seigneur !

Donal se tourna vers lui.

— Oui ?

— Je... je voulais juste... vous dire...

Il s'interrompit, embarrassé, les joues écarlates.

Donal lui fît un sourire encourageant.

— Devant moi, tu peux parler franchement. Si tu lâches quelque chose de déplacé, je te le reprocherai, mais je ne te battrai jamais. Dis ce que tu as à dire, Sef.

L'adolescent inspira à fond.

— Je voulais seulement vous remercier d'être venu à mon secours, et vous dire que d'habitude, je gagne les bagarres.

— Bien sûr !

— Ils étaient cinq contre moi, fit remarquer Sef.

— Je les ai comptés. Tu as raison, dit Donal gravement.

Sef l’étudia un moment, puis il demanda d'une voix anxieuse :

— Vous avez dit que je peux parler devant vous. Cela signifie-t-il que je peux aussi poser des questions ?

— Tu peux toujours essayer. Je n'y répondrai pas forcément.

Le garçon eut un sourire timide.

— Je voudrais vous demander... ce que vous auriez fait contre cinq hommes.

— Moi ? Mon cas est un peu différent. J'ai deux lirs, vois-tu !

— Ils se battraient aussi ?

— Toujours, pour m'aider. C'est à cela que servent les lirs.

A ça, et à d'autres choses, lui rappela sèchement Lorn.

— Cinq hommes n'auraient pas pu vous arrêter ?

Donal comprit ce que Sef voulait entendre.

— Je ne doute pas que tu te sois bien battu, Sef, et que la malchance ait fait de toi le perdant. Quant à moi, souviens-toi que je suis cheysuli, et que nous apprenons à nous battre dès la naissance. Malheureusement, nous avons pour cela de bonnes raisons, même maintenant.

— Cheysuli, répéta Sef. M'expliquerez-vous ce que c'est ?

— Autant que je pourrai. Mais ce n'est pas une chose aisée. ( Donal montra l'épervier et le loup. ) Voici le secret des Cheysulis, Sef. Il repose en Taj et en Lorn. Si tu comprends ce qu'est un lir, tu sauras ce qu'est être béni par les dieux.

Sef le regarda, l'air sceptique.

— Les dieux ? Je ne crois pas qu'ils existent.

— Oh, si. Je ne suis pas un shar tahl, ayant consacré sa vie à la prophétie et au service des dieux, mais je te dirai ce que je sais. Une autre fois. Viens avec moi.

Sef lui emboîta le pas.